Les traders peuvent encore battre les black box

Ancien trader au sein d’un fonds à Londres, puis trader pour compte propre sur la marché US, Thami Kabbaj, actuellement professeur agrégé d’économie, nous explique le rôle fondamental de la psychologie dans la réussite en trading.
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1. Vous avez vous-même été trader, qu’est ce qui vous a poussé à mener cette enquête sur la psychologie des traders ?

Avant tout le hasard !!! Le trading est une activité tellement prenante qu’il est difficile de trouver le temps d’écrire un ouvrage sur le sujet. J’ai longtemps hésité avant d’entamer ce travail d’écriture car je savais qu’il allait être long et douloureux. Après un nombre incalculable d’heures, je suis toutefois ravi d’avoir été jusqu’au bout de cette aventure. C’est pour moi une grande satisfaction de recevoir des courriers de la part de lecteurs de tous âges et de tous horizons (professionnels, particuliers, étudiants, etc.). Enfin, ce travail m’a été profitable puisque les nombreuses recherches effectuées m’ont permis de faire le point sur l’état de mes connaissances et de les peaufiner.

Pourquoi la psychologie ? J’estime que cette dimension, déterminante dans la réussite en trading, est souvent abordée à la va-vite dans les ouvrages traitant de trading. Vu l’importance de ce domaine, il m’a semblé nécessaire de lui consacrer un ouvrage permettant de répondre aux nombreuses questions que se posent les traders professionnels mais aussi les traders novices. Sur les marchés financiers, à compétences équivalentes, c’est le mental qui fait la différence...

2. Vous avez analysé les parcours d’une dizaine de traders ou gérants exceptionnels parmi lesquels Ed Seykota, Steven Cohen ou Paul Tudor Jones, lesquels vous ont le plus marqué et pourquoi ?

Les traders aux parcours atypiques sont probablement ceux qui m’ont le plus marqué. J’ai moi-même un parcours peu orthodoxe et je n’aime pas trop les sentiers battus. Les grands traders sont souvent des personnes iconoclastes dotées d’une forte personnalité. Ce qui m’a sans doute attiré dans le trading c’est la liberté qu’il procure. C’est finalement l’une des seules activités lucratives dans laquelle l’individu est jugé avant tout pour ses performances et non pour son habileté politique et encore moins par son insertion dans un quelconque réseau. Sans compétences solides, vous ne pourrez pas faire illusion très longtemps sur les marchés !!!

Parmi les traders étudiés, celui qui m’a le plus séduit est sans doute Martin Schwartz. Ce trader a pendant 10 ans exercé le métier d’analyste financier et pendant cette période, il n’a fait que perdre sur les marchés. Malgré ces nombreux revers, il a tenu bon et est allé jusqu’au bout de sa vision. Pour rappel, il débute avec 100 000 $ qu’il emprunte aux membres de sa famille. Après quelques années, ses revenus annuels dépassaient les 10 millions de dollars en opérant uniquement pour son compte. Beaucoup auraient abandonné, mais Schwartz a continué de croire dans ses chances et s’est donné les moyens de réussir. Il a donc développé un plan de trading détaillé et une méthode de trading qui convenait à sa personnalité, en l’occurrence le scalping sur le S&P 500.

Le trader qui m’a le plus appris est indiscutablement Paul Tudor Jones. Voila un trader qui réussit tout ce qu’il entreprend, dont les performances sont régulièrement supérieures à 100 % pendant plusieurs années consécutives et qui vous explique que le plus important en trading est avant tout la défense et non l’attaque. Quand on compare la phrase de ce trader de légende, « Don’t be a hero on the markets », à celle du tristement célèbre Imad Lahoud, « Il faut rechercher le trade qui va vous rendre célèbre », on comprend pourquoi Paul Tudor Jones, qui a commencé dans les années 1980, figure toujours parmi les meilleurs gérants de la planète. Imad Lahoud parle du trade qui le rendra célèbre alors qu’un bon trader ne recherche pas la célébrité mais avant tout à appliquer parfaitement son plan de trading. Il est totalement focalisé sur le processus.

Enfin, le trader qui m’a le plus donné envie d’exercer ce métier est indéniablement Jesse Livermore. J’ai lu d’une traite l’ouvrage « mémoire d’un spéculateur » d’Edwin Lefevre qui est une biographie romancée du célèbre spéculateur et j’ai adopté plusieurs principes de ce livre dans mon activité de trading. Ce classique, publié en 1923, est certainement l’ouvrage qui m’a le plus appris sur le trading et je le recommande vivement à tous les traders débutants. La psychologie des foules y est décrite de manière remarquable et rien, ou presque, n’a changé depuis...

3. Selon vous, « des émotions bien canalisées sont la clé de la réussite ! ». Pourtant, la tendance actuelle dans les hedge funds est au développement de Black box, drivés par des algorithmes de trading toujours plus sophistiqués les uns que les autres. N’y voyez vous pas une fin programmée de l’émotion et de l’aspect psychologique du trading ?

Les Black box ne sont pas un phénomène récent et je me souviens encore des publicités tapageuses de certains vendeurs de systèmes clés en main à la fin des années 90, vantant les mérites d’un système magique qui ferait tout à notre place. Dans ces publicités, assez cocasses, on comparait le trader stressé opérant depuis une salle de marché au trader ayant adopté ce système miraculeux et qui pouvait se permettre le luxe de jouer au golf, d’aller à la pêche et de laisser à la machine le soin d’opérer à sa place... Aussi surréaliste que cela puisse paraître, les gens aiment rêver et c’est sans doute ce qui explique le succès non démenti du loto...

Au risque de vous surprendre, je considère le succès actuel des black-box comme la preuve irréfutable que les émotions sont toujours présentes. La quête du Graal anime les traders depuis fort longtemps et les développements technologiques récents n’ont fait qu’attiser ce désir et donnent l’illusion qu’il est possible de trouver le système infaillible. Le mythe de l’alchimiste est toujours présent et le sera encore pour de nombreuses années. La black box s’apparente quelque part à la quête du Graal. Cette boîte noire séduit de nombreux intervenants (même les institutions financières les plus sérieuses) car elle permet d’opérer de manière automatique et empêche nos émotions d’interférer lors du processus de décision. Le trader développe un système qui lui dira à quel moment acheter, vendre, sortir d’une position, etc. Certains systèmes sophistiqués permettent même au trader de ne prendre aucune décision. Les ordres sont transmis de manière automatique dès qu’un signal est généré. Néanmoins, on suppose que l’homme à l’origine du système analyse froidement l’information à sa disposition et développe le système en prenant en compte toutes les contingences. Est-ce vraiment le cas ? Nous sommes tous soumis à des biais psychologiques. Nous allons nous intéresser à un actif car nous le connaissons, car nous avons enregistré une performance positive dessus, etc. Ainsi, les biais cognitifs vont directement influencer le développement de la black box.

Dès lors, répondre à votre question revient à répondre à la problématique suivante : qui de l’homme ou de la machine parviendra à remporter la partie d’échecs ? Un système automatisé permet indéniablement de limiter l’impact des émotions lors de la prise de décision mais il ne parviendra jamais à les éliminer totalement. Pour ma part, je considère que les dernières avancées technologiques ne signifient nullement la disparition de la dimension psychologique en trading et ce pour trois raisons :

A - Il est impossible d’éliminer totalement toute émotion lors de l’élaboration d’une Black box ; 

B - La supériorité de la machine sur l’homme reste à prouver ; 

C - Le développement des Black box conduira irrémédiablement à laminer les profits générés par ces boîtes noires.

A. Il est impossible d’éliminer totalement toute émotion
Pour un trader ayant recours à un système automatisé, nous pouvons considérer que la dimension psychologique interviendra à trois moments distincts :
  •  Tout d’abord, lors de la conception du système de trading. Le trader se heurtera probablement à de nombreux échecs et passera par des phases de doute qu’il devra surmonter. Il devra constamment être motivé pour aller jusqu’au bout du processus de recherche et développer un système solide. Néanmoins, la dimension psychologique sera toujours présente puisque le trader pourra d’ailleurs être influencé par ses émotions mais également par ses connaissances et par ses croyances lors de l’élaboration de son système (biais psychologiques mis en évidence par la finance comportementale) ;
  • Ensuite, il y a la phase du passage à l’action. Un système automatisé permettra d’éliminer totalement l’impact des émotions et donc de la psychologie en trading ;
  • Enfin, le trader devra sans cesse améliorer son système (processus de l’amélioration permanente très connu en management). En effet, l’excellence en trading consiste à dépasser ses propres limites et pour cela, le trader devra constamment se remettre en question et chercher à améliorer ses performances.
Nous voyons que la psychologie reste présente même si l’effet négatif des émotions lors de la prise de décision peut être atténué par le développement d’un système de trading automatisé. Néanmoins, la machine offre-t-elle à l’homme un avantage indéniable par rapport à une prise de décision classique ?

B. La supériorité de la machine sur l’homme reste à prouver
Si j’ai intitulé mon deuxième livre « l’art du trading » c’est que je conçois le trading avant tout comme un art et non comme une science. Il est possible de repérer des récurrences sur les marchés mais la probabilité d’occurrence de ces configurations ne sera jamais de 100 %. Le gros défaut des black box est de considérer qu’il est possible pour une machine de prendre en compte toutes les configurations possibles des marchés. Par ailleurs, on considère que la machine est capable de faire mieux que l’homme. Bien évidemment, les systèmes automatisés éliminent toute émotion sur les marchés mais peuvent-ils réellement faire mieux que l’intuition humaine ?

Cette question récurrente revêt une importance toute particulière avec les développements technologiques des dernières années. Une expérience a même été menée en ce sens : Deeper Blue, un ordinateur capable de calculer 300 millions de coups par seconde, a été conçu grâce à l’aide de plusieurs grands maîtres d’échecs avec comme objectif avoué de démontrer la supériorité de la machine sur l’homme. Pourtant, la légère victoire de Deeper Blue n’a pas convaincu et a même été contestée (une victoire pour Kasparov, deux pour la machine et trois parties nulles). Kasparov était fatigué au bout de neuf jours de compétition et a quelque part abandonné.

Si l’on applique le même raisonnement au marché, nous pouvons dire que l’homme possède indéniablement un avantage sur la machine. Il y a en effet beaucoup plus de possibilités que pour un jeu d’échecs classique et les marchés ne sont pas figés puisque les cours boursiers évoluent en continu et sont directement influencés par des événements totalement aléatoires. À mon sens, la complexité des marchés donne une longueur d’avance à l’homme et le trader qui a appris à maîtriser ses émotions pourra certainement surclasser les black box.

Par ailleurs, la machine ne possède pas ce bien extrêmement précieux qu’est l’intuition. Un trader qui observe durant de nombreuses années les marchés développe « un sens de marché » qui lui donne la faculté d’anticiper les mouvements futurs du marché. Certains traders se spécialisent dans la lecture du carnet d’ordres, d’autres dans la lecture des graphiques, etc. Au final, l’entraînement et la répétition leur donnent des compétences avérées. Malgré les avancées de la science, cette intuition n’est pas encore totalement prise en compte par la machine.

Enfin, faut-il nécessairement éliminer toute émotion ? Le neurologue Damasio montre l’importance des émotions dans la prise de décision. Mais au-delà de l’effet incitatif des émotions, il y a également des informations qu’elles fournissent. En effet, un trader euphorique mais aguerri sera capable de repérer son euphorie et de prendre une position contre le consensus dominant. Or, les meilleures opportunités surviennent souvent lorsque le la plupart des individus sont positionnés dans le même sens. Cela signifie qu’ils sont en position de fragilité et que la moindre nouvelle provoquera un phénomène de panique.

C. La concurrence laminera à terme les profits générés par les Black box
Pour gagner en trading, il faut développer une stratégie originale. Si tous les opérateurs développent des modèles similaires, il sera alors difficile de surperformer ses concurrents et donc de générer du P&L. En effet, supposons que l’individu à l’origine du système soit parfaitement rationnel et prenne en compte la totalité des paramètres. Il développe donc un système efficace, censé capitaliser sur les inefficiences existant sur les marchés et entend bien tirer profit de son avantage. Or, si tous les intervenants développent des systèmes similaires alors il sera difficile pour une black box de surperformer le marché voire même de générer une performance positive (après déduction de tous les frais générés). Ce résultat est conforté par la théorie de l’efficience des marchés qui souligne que les possibilités d’arbitrage sur les marchés sont extrêmement limitées dans une situation où la concurrence est forte. Le bon trader doit avoir un coup d’avance par rapport aux autres opérateurs et nous revenons donc au point de départ où la différence reposera sur l’individu et non sur la machine. L’esprit humain possède une capacité d’analyse et de calcul extrêmement puissante. En arrivant à maîtriser ses émotions et en entraînant son esprit à saisir les opportunités existant sur le marché, je suis convaincu que l’homme peut encore battre la machine.

La crise de l’été 2007 est à cet égard extrêmement intéressante. Nous avons une série de hedge funds, parmi les plus célèbres de la planète, dont les stratégies reposent sur des boîtes noires et dont les performances ont lourdement souffert lors des événements récents. Ceci d’autant plus surprenant qu’une analyse simple de la situation aurait permis d’anticiper ce retournement. La plupart de ces fonds ont expliqué que ces événements sortaient de l’ordinaire et que cela permettait de justifier leur contre-performance. Je pense surtout que c’est un phénomène récurrent dans l’histoire des marchés financiers : lorsqu’une convention devient partagée par tous les opérateurs et que tout le monde se positionne au même moment, alors il suffit d’une nouvelle légèrement négative pour assister à un phénomène de panique. La nature humaine est telle que malgré les évolutions technologiques majeures connues lors des dernières décennies, certains phénomènes se répètent et se répéteront probablement à l’avenir...

Enfin, les marchés ne sont pas figés et évoluent en permanence. Certaines configurations qui fonctionnaient parfaitement dans les années 1990 ne génèrent plus que des faux signaux aujourd’hui. Le système de trading doit donc constamment s’adapter à l’évolution des marchés. Le travail de recherche, portant sur la performance des CTA aux Etats-Unis, mené par Kidd et Brorsen est extrêmement instructif. En effet, de nombreuses recherches montrent que la plupart des CTA utilisent l’analyse technique pour leur prise de décision. Or, l’utilisation massive de l’analyse technique (développement de l’Internet, accès généralisé aux logiciels d’analyse technique, etc.) est sans doute à l’origine d’une augmentation des faux signaux et d’une baisse de la performance des CTA. Ce résultat peut aisément s’appliquer aux black box et signifie que le trader doit toujours avoir un coup d’avance par rapport à ses compétiteurs s’il souhaite surperformer le marché. En résumé, les black box peuvent aider le trader mais elles ne sont pas la panacée.

4. Il arrive assez souvent que lorsqu’un trader va à l’encontre du marché, si sa stratégie fonctionne, il sera qualifié de pertinent et son esprit d’indépendance sera salué. S’il échoue, on estimera qu’il a un égo démesuré. N’est ce pas au final les résultats et le P&L qui font un bon trader ?

La nature humaine est ainsi faite que les individus sont spontanément attirés par les vainqueurs et que le perdant sera systématiquement déconsidéré, malgré des compétences avérées. Ce raisonnement basique s’applique parfaitement au trading. Ainsi début 2000, la plupart des journaux étaient extrêmement véhéments à l’égard de Warren Buffett car ce dernier n’avait pas investi dans les valeurs technologiques. On l’a même considéré à l’époque comme un « has been ». J’étais d’ailleurs assez surpris par ces critiques peu fondées. Warren Buffett avait justifié sa position par le fait qu’il n’y comprenait pas grand-chose aux valeurs technologiques. Il a gardé son sang-froid et a démontré que son raisonnement était le bon. Ce qui n’était pas le cas de certains traders vedettes comme Stanley Druckenmiller ou Julian Robertson et ont investi sur les plus gros en mars 2000 pour ne pas louper l’opportunité du siècle. Le trader d’exception a une force de caractère qui lui permet de tenir bon et de ne pas douter de ses compétences même lorsque les événements lui sont défavorables. Le P&L et les résultats ne sont pas significatifs à court terme. Ils sont souvent le fruit du hasard. Il est d’ailleurs possible de générer une performance extrêmement positive lorsque l’environnement est propice. Néanmoins, le bon trader est celui qui sera capable de produire une performance positive, sur une période longue, et ce quelles que soient les conditions de marché. Ainsi, à la fin des années 1990 n’importe quel novice pouvait gagner énormément d’argent très rapidement en achetant n’importe quel titre. Les bons traders n’ont pas brillé durant cette période pour des raisons évidentes. C’est dans la période qui a suivi le krach de Mars 2000 que les véritables compétences se sont révélées et que les amateurs ont été éliminés du marché.

Comme je l’écris dans mon livre « l’art du trading » n’importe qui peut devenir un gourou. Il suffit d’être au bon endroit (de préférence au sein d’une banque anglo-saxonne) et au bon moment (par exemple dans un marché haussier ou lors d’un retournement haussier) puis marteler haut et fort quelques idées phares sur tous les médias. Cette approche a été utilisée par plusieurs gourous (Abby Cohen, Mary Meeker, Henry Blodget, etc.) et leur a permis de jouir d’une notoriété mondiale. Le marché baissier a permis d’y voir plus clair et de réaliser qu’il ne s’agissait que d’un feu de paille...

5. En conclusion, quelles sont selon vous les qualités absolues pour être un trader d’exception ? Quels sont les défauts rédhibitoires pour exercer ?

A mon sens, les qualités les plus importantes pour réussir en trading sont : 
La discipline : le trader doit non seulement développer un système solide mais il doit surtout l’appliquer avec constance. De plus, le trader doit chercher à s’améliorer en permanence et pour cela se remettre en question en étudiant quotidiennement ses prises de position et la manière dont il pourrait performer à un meilleur niveau ; 
 
L’indépendance : le trader doit se forger sa propre opinion des marchés et éviter d’être influencé par les autres intervenants ou de douter de son point de vue. Il doit bien évidemment recueillir toutes les informations nécessaires pour prendre sa décision puis il doit passer à l’action... 
 
L’humilité : l’ego doit être banni du trading. Le trader qui cherche à briller ne durera pas longtemps dans ce métier. Il devra éviter de devenir euphorique après une série de gains mais il doit aussi accepter les pertes ; 
 
La ténacité : le trading est l’une des activités les plus difficiles et elle requiert de la part du trader le courage d’aller jusqu’au bout.
Ainsi pour paraphraser Jesse Livermore, « le trading n’est pas un jeu pour les stupides, les paresseux, les personnes fragiles et les aventuriers. Ils mourront pauvres... ».

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